
Le budget fédéral de 2025 marque un tournant décisif dans la stratégie commerciale du Canada. Avec un nouveau Fonds de diversification du commerce de 5 milliards de dollars, Ottawa indique clairement que le pays doit regarder au-delà des États-Unis pour assurer sa croissance future. Comme l’a souligné le premier ministre Mark Carney dans son allocution nationale le mois dernier, le Canada entend doubler ses exportations à destination de marchés autres que les États-Unis au cours de la prochaine décennie. Le nouveau fonds — géré par Transports Canada — vise à moderniser les ports, les corridors ferroviaires et les infrastructures clés d’exportation, tout en ouvrant la voie à des partenariats plus approfondis avec des acteurs émergents comme le Mercosur.
Créé en 1991 et composé du Brésil, de l’Argentine, du Paraguay et de l’Uruguay, le Mercosur représente plus de 270 millions de consommateurs et constitue l’un des blocs agricoles les plus influents au monde. Il se distingue par sa domination sur les marchés du bœuf, du soja, du sucre, des grains, du porc et, surtout, de la volaille — le Brésil étant le premier exportateur mondial de poulet. Pour le Canada, l’exploration d’un accord de libre-échange avec le Mercosur offre certaines perspectives commerciales, mais expose également des secteurs sensibles à des pressions concurrentielles inédites par rapport aux accords passés.
Dans ce contexte, le Brésil ressort comme l’acteur le plus déterminant et un concurrent structurel majeur pour le secteur canadien du poulet. Le pays est non seulement le plus grand exportateur de poulet au monde, mais aussi le troisième producteur mondial, juste derrière les États-Unis et la Chine. Selon un récent rapport du USDA, il devrait exporter environ 5,2 millions de tonnes métriques de poulet en 2025 — soit près du tiers de sa production totale. Sa structure de coûts est nettement inférieure à celle des autres grands exportateurs, notamment en raison de facteurs monétaires : le coût du poulet vivant y est d’environ 0,84 $ US le kilogramme, un niveau extrêmement compétitif. Cet avantage à lui seul confère au Brésil une position incontournable sur les marchés mondiaux de la volaille.
La portée commerciale du Brésil continue d’ailleurs de croître rapidement. Le pays multiplie activement les débouchés et a ouvert 20 nouveaux marchés de volaille en une seule année. Ses exportations à destination du Chili, de Cuba, de la Russie et de Singapour augmentent aussi de façon marquée. Pour le Canada, les importations de poulet en provenance du Brésil ont atteint 15,5 millions de kilogrammes en 2024, ce qui en fait notre deuxième fournisseur après les États-Unis — un classement constant depuis 2022.
Cet ensemble de facteurs — l’ampleur, l’efficacité et l’accès grandissant du Brésil aux marchés internationaux — fait du Mercosur, et particulièrement du Brésil, un enjeu hautement sensible pour le secteur canadien du poulet. Même dans un contexte de stratégie tournée vers l’avenir, les risques pour les producteurs canadiens demeurent considérables. Le secteur du poulet repose sur un équilibre délicat entre contrôles à l’importation, prévisibilité des prix et production intérieure ajustée à la demande nationale. Toute concession tarifaire ou préférentielle à un pays doté d’une capacité d’exportation comme celle du Brésil pourrait perturber profondément cet équilibre.
L’expérience européenne constitue à cet égard un signal éloquent. Malgré la force et la sophistication de son secteur agricole, l’Union européenne a longtemps exprimé de fortes réserves à l’égard d’un accord avec le Mercosur. Les inquiétudes portent notamment sur les hausses potentielles d’importations, la concurrence issue de systèmes de production à bas coûts et les écarts en matière d’environnement et de bien-être animal. Si l’agriculture européenne, bien plus vaste que celle du Canada, anticipe d’importants défis face au Mercosur, il est clair que le marché canadien — beaucoup plus petit — serait encore plus vulnérable à une déstabilisation.
La stratégie canadienne de diversification commerciale est nécessaire et logique sur le plan économique. Le renforcement des infrastructures d’exportation et la recherche de nouveaux marchés aideront les industries canadiennes à se positionner pour la croissance à long terme. Toutefois, à mesure que le pays multiplie les échanges avec des partenaires de grande envergure comme le Mercosur, les décideurs devront trouver un équilibre entre ambition et prudence. Pour le secteur du poulet, cela signifie maintenir les tariffs hors contingent, éviter toute concession d’accès au marché au-delà des engagements existants et préserver des mécanismes solides de sauvegarde et d’application.
Le Canada peut élargir son empreinte commerciale mondiale sans compromettre la stabilité, la sécurité alimentaire et les bénéfices communautaires offerts par la gestion de l’offre. Atteindre cet équilibre sera essentiel dans la prochaine phase de diversification commerciale.